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PROJET DE LOI 86-024

Quoi ? bredouilla Cari. Tu rigoles ! »

Elinn le dévisagea, les yeux écarquillés. « Il va nous arracher la tête.

— Je ne te le fais pas dire. Je vois mal son humeur guillerette résister plus d’une journée.

— Vous devriez vous cacher à côté », l’interrompit IA-20, dont le calme olympien était exaspérant. Un cliquetis se fit entendre et une étroite porte bleue s’ouvrit, sous l’impulsion évidente de l’intelligence artificielle. « Hâtez-vous, que j’éteigne la lumière avant que monsieur Pigrato fasse son entrée. »

Ils se faufilèrent dans le passage, s’engouffrèrent dans un cabinet exigu où régnait une chaleur étouffante et se dissimulèrent derrière les superordinateurs d’un bon mètre de haut qui encombraient les lieux. Cari songea qu’IA-20 était hébergée dans l’un de ces caissons métalliques, mais il ignorait lequel. L’obscurité les enveloppa. L’adolescent enlaça Elinn et la serra dans ses bras. Il perçut son souffle court, ses faibles tremblements.

La serrure électronique émit un claquement. Bruits de pas et voix masculines retentirent, puis la lumière se fit à nouveau.

« Bien, veuillez prendre place. Nous en avons pour un petit moment. » L’inimitable Pigrato, toujours aussi mal embouché.

« Ça sent drôle là-dedans, non ? dit un autre.

— Oui. Hé, c’est le scanner. Bizarre, il est encore chaud…»

Cari leva les yeux et découvrit avec terreur qu’ils avaient oublié de repousser le battant. Dans leur précipitation, ils n’avaient pas remarqué qu’IA-20 n’en contrôlait que l’ouverture.

Il se tapit dans son abri de fortune et fit signe à Elinn de tenir sa langue.

« Pourrais-je avoir votre attention ? intervint Pigrato, acerbe. Je vous rappelle que nous sommes ici pour discuter. »

Grognements, bougonnements, raclements de chaises sur le sol. Les nouveaux venus ne semblaient pas avoir flairé leur présence. Cari, qui avait machinalement retenu son souffle, expira et reprit sa respiration le plus discrètement possible. L’air, dans ce réduit confiné, était totalement vicié.

L’état-major de Pigrato se composait de deux hommes et d’une femme dont personne ne savait très bien en quoi consistaient les activités. Le premier, un Marocain chauve nommé Farouk occupait officiellement un vague poste de comptable – sa stature de boxeur ne paraissait pourtant guère le prédisposer à jouer les gratte-papier. Le second, un certain Graham Dipple, était un m’as-tu-vu maigre et nerveux au visage labouré de cicatrices étranges. Originaire d’Amérique, il snobait superbement ceux qui croisaient sa route. La femme, enfin, s’appelait Cory MacGee. Elle était la seule, parmi les Terriens dépêchés provisoirement sur Mars, à faire preuve de bonne volonté en tentant de s’intégrer à la vie de la cité. Cette attitude la rendait d’ailleurs fortement antipathique aux yeux de ses congénères.

« A-t-on réussi à élucider la cause des chutes de tension dans la ligne sud ?

— Glenkov doit se pencher sur le problème aujourd’hui. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas lié aux réacteurs.

— Tant que j’y pense, monsieur Pigrato, voici la liste des médicaments que nous avons donnés aux Asiatiques. Vous me la réclamiez au plus vite…

— Ah oui, exact. Si l’Alliance asiatique n’est pas fichue d’équiper correctement sa station martienne, qu’elle rembourse au moins ses dettes ! La charité publique a ses limites. »

La pique déclencha une salve de rires moqueurs. Cari leva les yeux au ciel. Les acolytes de Pigrato étaient des Terriens types, incapables de comprendre la dureté de la vie sur Mars. Ils n’avaient qu’une ambition : tirer leurs deux ou quatre années de service et rentrer au bercail avec en poche de confortables indemnités d’expatriation.

On tapa sur la table, Pigrato sans doute. « Trêve de plaisanteries, ce n’est pas pour cela que je vous ai convoqués. L’affaire qui nous intéresse demande la plus extrême confidentialité. J’espère que nous nous comprenons. Toute allusion devant les colons est donc à proscrire, sans quoi l’information se propagera comme une traînée de poudre. Je répète : aucune allusion devant les colons. »

Un silence tendu plana sur l’assistance. Cari craignit que les battements sourds de leurs cœurs ne s’entendent jusque dans la pièce voisine. C’était le pompon ! Non seulement ils n’avaient pas le droit d’être ici, mais voilà qu’en plus ils allaient devoir subir malgré eux les élucubrations de leur administrateur adoré sur un sujet prétendument crucial et classé top secret. S’il découvrait le pot aux roses, Pigrato leur arracherait la tête pour de bon.

Quelqu’un se leva, fourgonna sur un disque, pressa diverses touches. « Je vais vous diffuser un message qui m’est parvenu il y a quelques jours. » Pigrato, à nouveau. « Il m’a été adressé par le sénateur Bjornstadt, qui préside la commission des affaires spatiales. »

Bjornstadt. Tout le monde sur Mars connaissait ce nom. Dès qu’une requête était rejetée – celle concernant l’attribution de robots neufs, par exemple : les rares disponibles à l’intérieur de la station avaient plus de douze ans d’âge –, la signature de Bjornstadt figurait systématiquement au bas du formulaire.

« Salut à vous, Tom. » Du scintillement bariolé perceptible depuis leur tanière, Cari conclut qu’il devait s’agir d’un courriel vidéo. « Je voulais juste vous signaler que la commission se réunit demain pour débattre du projet de loi 86-024. J’ai retenu votre suggestion : notre démonstration s’appuiera sur le volet financier du dossier. Ainsi, nous rallierons à notre cause les membres qui, bien que proches du mouvement d’aide au retour, n’osent l’admettre ouvertement. Fournissons-leur un argument qu’ils jugent défendable publiquement, et ils voteront en notre faveur. Je me suis entretenu en tête-à-tête avec les personnalités les plus influentes et je suis assez confiant : le texte devrait être adopté. Bien sûr, il nous faut encore satisfaire à quelques obligations légales, comme l’audition des experts. J’estime néanmoins que la décision devrait être prise à temps pour que nous puissions profiter de la fenêtre de lancement vers Mars. » Bjornstadt toussota. « J’ai pensé que ces nouvelles vous réjouiraient. En ce qui concerne l’opinion, nous maintenons le black-out complet, cela va sans dire. »

Le disque fut éjecté avec un vrombissement caractéristique. Raclements de chaises et bruissements de papier s’y mêlèrent.

« Je comprends mieux votre bonne humeur d’hier, gloussa un des hommes, suscitant l’hilarité générale.

— Certes.

— J’ignorais vos sympathies pour le mouvement d’aide au retour.

— Ce mouvement m’est parfaitement égal, maugréa Pigrato. Tout comme à Bjornstadt. Lui veut soigner sa carrière et moi rentrer sur Terre.

— Ce vieux briscard de Bjornstadt… Quel manipulateur !

— Pas étonnant qu’il soit sénateur.

— Il ne brigue pas le ministère des Finances ? C’est ce qu’on raconte, en tout cas.

— Encore deux ou trois coups fourrés de cet acabit, et il l’aura, son portefeuille. »

Nouveau poing énergique sur la table. « Au travail », fit Pigrato. Il fouilla dans ses documents. « J’ai listé ce qu’il convient de faire : consigner tout ce qui pourrait servir d’arme, placer sous surveillance entrepôts et machines, etc. Il est à l’heure actuelle impossible de dire combien de temps nous allons devoir tenir. N’oubliez pas une chose : en situation de stress, même quinze malheureux jours paraissent une éternité. »

Cari et Elinn se regardèrent. L’affaire semblait aussi mystérieuse qu’inquiétante. Cari rappela sa sœur au silence en se collant l’index sur les lèvres.

Cory MacGee prit la parole : « Excusez-moi, monsieur Pigrato. Pourriez-vous m’exposer brièvement la teneur exacte de ce projet de loi ?

— 86-024 ? » Un triomphe non dissimulé enflamma la voix de l’administrateur. « Voici une copie du texte. » Bruissements de papier. « Mais je peux vous en résumer le contenu d’une phrase. Cette proposition, qui émane de la commission de contrôle des coûts, est destinée à mettre fin à l’exploration de la planète rouge et à démanteler la cité martienne. »

Elinn s’étrangla d’effroi. Cari l’empoigna et lui plaqua la main sur la bouche pour l’empêcher de hurler.

« Pardon ? rétorqua la femme. Qui a eu cette idée absurde ?

— Votre serviteur, répondit Pigrato, glacial. Par ailleurs, le texte a été adopté hier. » Un rire sardonique fusa. Des chaises furent repoussées, des disques cliquetèrent.

Cari déglutit. Elinn tremblait comme une feuille. Il l’observa : lèvres serrées, les yeux luisant d’un éclat sauvage, indomptable, prête à bondir dans la pièce voisine pour demander des comptes.

Il préférait ne pas imaginer ce qui se passerait alors.

Soudain s’abattit un silence suspect. Cari risqua un œil derrière le caisson qui vibrait doucement, à l’instant même où Pigrato lâchait, soupçonneux : « Pourquoi la porte de la salle informatique est-elle ouverte ? Graham, allez donc voir ce qui se passe. »

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